mardi 28 octobre 2014

Pudeur et sentiments

Sur la feuille où je rédige mes essais, les petites annotations au crayon forment une longue dentelle de citations pittoresques. Mon assistante dresse un seul de ses sourcils bruns en découvrant l’ultime griffonnage sous la colonne de chiffre qui ponctue le mélange précédant : « petite culotte sale ». Elle quitte mon bureau sans rien dire, puis, je l’entends s’affairer dans le laboratoire entre la chambre froide et les étagères. Bercée, j’écoute la mélodie paisible des ustensiles en verre qui s’entrechoquent, le son mat du flacon déposé sur la paillasse entre chaque manipulation, le silence, lorsqu’au-dessus du Becher la main libère la minuscule larme de matière prisonnière du compte-goutte, le grognement, enfin, du mécanisme qui enregistre chaque étape de la pesée. Battements familiers qui égrènent mes journées et scandent le travail du parfumeur.
Les mots du parfumeur attrapent des images brutales, souvent impudiques. En notant « petite culotte sale », je ne cherche pas à dépeindre comme un écrivain les courbes d’un corps féminin qui se néglige. Non. Je pointe sans parti pris, du bout du nez, l’association des molécules qui m’empêche d’atteindre cette odeur de galets que je cherche depuis longtemps. Ce matin, je retrousse mes narines, plonge mon nez sous les jupes du parfum et je sens la trainée.
Cette histoire de galets. Je reviens dessus épisodiquement quand il me semble progresser dans l’apprentissage de l’art et la manière de tricoter des odeurs. Je tisse, simplifie puis j’étire l’accord vers des possibles fleuris. Aujourd’hui, dois-je accepter la présence d’un intrus ? Un peu comme ces minuscules étiquettes cartonnées épinglées sur notre vêtement acheté dans une boutique d’une enseigne internationale qui nous explique très gentiment que cet article est fabriqué selon des techniques traditionnelles et qu’il est donc légitime de découvrir des défauts dans la trame, ou des irrégularités dans la couleur, car c’est la garantie d’un produit artisanal authentique. Cette odeur de « petite culotte sale » est peut-être une simple petite bouloche naturelle tout à fait acceptable pour un parfum respectueux d’une tradition offrant à la matière sa liberté d’expression. Une indication de haute qualité tant qu’on y est. D’autant que « petite culotte sale », associé au vestiaire aveugle de la salle de sport du Collège où des générations de filles juste pubères se sont succédé, est finalement une désignation très personnelle qui n’a de référent que dans mon armoire à odeurs, vaste catalogue cérébral alimenté d’anecdotes passées.

Avant même de savoir marcher -- sans doute ai-je fait mes premiers pas avec mon nez -- j’ai compris qu’en matière d’odeurs rien n’est tabou, que tout doit être dit pour être utile à la formule, à la compréhension d’un parfum en devenir. Le parfumeur développe un espace de langage intime alimenté par ses souvenirs. Ces désignations abruptes sont les marques pages d’une histoire olfactive qui permettent d’appréhender l’impalpable, de maitriser l’éphémère, comme on rédige un récit, mot après mot, odeur après odeur, en tapotant sur un clavier ou en tenant son stylo.
J’ai décidé de conserver la « petite culotte sale ». Non pour des raisons d’authenticité ou de marketing artisanal,  mais contrairement à une histoire mise en mots qui paraitrait déplacée et impudique, mon histoire mise en odeur est bien plus pertinente et sentimentale en conservant ce petit bout de tissu froissé. Mon parfum possède du relief, des facettes, et un flou agréable que l’on ne peut pas nommer.
Sans doute, cette petite culotte est-elle passée sous votre nez, et ne l’avez-vous point vu...


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