Au bout de ses doigts, une touche imprégnée d’un essai d’une étude de parfum. Des images invisibles fleurissent autour de ses mains.
J’écoute. J’absorbe
Je le regarde enfiler les odeurs, ajuster les matériaux sans effort apparent. M’expliquer sa démarche et m’offrir le résultat. Mon nez en reste coi. Je souris.
Cet homme est un magicien.
Les années, comme les odeurs, s’évaporent. Quelles traces reste-t-il des heures passées à l’ISIPCA ?
Longs discours académiques où, représenté telle une commode Louis-Philippe, le parfum est divisé en plusieurs tiroirs dans lesquels on emboite des matériaux par famille d’odeur : les verts, les épices, les bois, les fleurs… en respectant un pourcentage très précis, ânonné par un professeur sur le tableau noir.
On se lance: on juxtapose les tiroirs, on additionne les ingrédients comme on réalise une recette de cuisine. On tâche de faire rentrer le tout, dans un chiffre rond de 100 %.
Satisfait de sa besogne, on pose enfin un coup de nez sur le flacon. Résultat indigeste. Meuble bancal, allure buffet IKEA auquel il manque une bonne partie des rivets…Incompréhension et vague à l’âme. Pourtant, tous les ingrédients sentent rudement bon !? Le professeur n’a pas de réponse. Erreur de pourcentage sans doute. On recommence. Idem. Les essais se succèdent, la déconvenue se poursuit. Pas de grandes révélations à l’horizon. Simplement le sentiment de mieux mémoriser les odeurs, de réaliser de belles confitures.
Le marché du travail. Premier poste de junior.
Briefs et compétitions. Profusion d’idées, succession de questions devant la feuille blanche. Terriblement blanche. Par quels matériaux synthétiques ou naturels, commencer. Quels pourcentages ? Quels tiroirs ? Angoisse et doutes. Chercher de l’aide. En trouver : une formule transmise par un parfumeur chevronné, et de nombreux conseils. Ouf, vraiment merci. Peser la recette. Fleurie. Fruitée. Ça sent rudement bon. Mais, je ne sais pas pourquoi ? Démonter la formule. Retirer chaque pièce, pour isoler l’indispensable. S’apercevoir des manques. Trouver les redondances. Pendant ce temps, la date butoir est passée depuis longtemps. Le brief, disparu aux oubliettes. Flûte, j’ai loupé le coche. Je prendrai le prochain.
Le magicien passe dans le coin. Me confie un travail d’apprentis. Déclinaison de ligne : adaptation d’une eau de toilette pour parfumer des gels douches, et des déodorants. Reprendre la même odeur, mais techniquement la modifier afin de couvrir les bases lavantes et antiperspirantes. Me tend sa formule sans mot dire. Les ingrédients sont simples et familiers. Je suis presque déçue devant un tel dépouillement. Le parfum se forme sous mes doigts tandis que je pèse l’essai au laboratoire. Découverte. Immense. Compréhension concrète de la première règle en parfumerie : 1+1 =3 (une odeur + une odeur = une troisième odeur). Sous mon nez : Ionone Beta + Hedione = Thé. Mieux encore : Ionone Beta+ Hedione+ aldehyde C14 = Abricot. Une poule devant une fourchette. Et le métier qui rentre enfin dans ma tête !
Je me lance vraiment. Prise de risques sur les pages blanches. Jets de matériaux, additions d’odeurs, looping parfait, atterrissage en douceur, jolies mélodies d’effluves. Très encourageant. Réussites, oui, mais, très souvent, de beaux gadins. Car je m’emmêle dans mes matériaux : j’accumule, j’ajoute et je ne vois plus rien. L’odeur s’étrangle : barouf, ou extinction de voix.
Que se passe-t-il ?
Longue réflexion solitaire. Soubresaut de solution. J’espère gagner du temps et papote longuement avec le magicien. M’explique le rapport d’odeur.
Il ne suffit pas de 1+ 1 = 3. On ne superpose pas les ingrédients pour obtenir par hasard, un dénouement miraculeux. Il est nécessaire de penser aussi à la conversation des matériaux entre eux. La façon dont chacun va mettre en valeur l’autre. L’échange et le bavardage. Dialogue infini, dont il faut chercher, exploiter, et soutenir, le fil. La trame. L’histoire.
Je le regarde enfiler les odeurs, ajuster les matériaux sans effort apparent, m’expliquer sa démarche.
Le temps
La répétition
Les essais et les ratés. Les tentatives que l’on souhaite oublier et celles, lentement, qui prennent leurs essors.
Je saisis du bout du nez l’acharnement renouvelé de sa réflexion. La volonté douce et constante. Depuis tant d’années.
S’offrir du temps. Regarder sous les jupes des formules. S’interroger sur la nécessité de chaque matière : éliminer les produits étincelants, mais vides de sens ; les trop lisses sur lesquels on dérape ; les criards qui n’ont rien à murmurer. Conserver les produits communs, mais leur faire tenir de nouveaux discours. Choisir les querelleurs et prélever juste un son. S’amuser à tâtonner. Sourire d’une trouvaille. Accepter le doute. Offrir une part de flou. Aimer le résultat.
Cet homme est-il un magicien ?
Point de magie. Beaucoup d’imagination
De la singularité.
Des astuces mille et une odeur
Pas de réponses prêt-à-pesées, de pourcentages, ni de tiroirs étiquetés.
Mais de l’écoute en partage, des suggestions et toute sa confiance...
J’écoute
J’absorbe
Je raconte à mon tour mes histoires en parfums. Des images invisibles fleurissent autour de mes mains.
Merci, papa.
…pour Jean-Claude, qui ne sait jamais comment me dédicacer les livres qu’il écrit, mais qui trouve toujours les mots pour m’encourager à poursuivre et persévérer.